lundi 16 février 2015

Fasnet : Le Carnaval alémanique s'invite à Bräunlingen

Il y a une semaine, je vous parlais du Fasnet, le carnaval alémanique, une tradition incontournable du sud-ouest allemand étendu. Oui, je dis étendu car nos amis de la Suisse Alémanique sont également de la fête, faut dire que la ville d'où je viens n'en est qu'à quelques bornes seulement. Je vous racontais comment, au débotté, j'avais finalement eu la chance de participer au Narrentreffen de Bräunlingen et d'assister au Hexensprung, le Saut de la Sorcière au-dessus du feu, marquant le début du Fasnet. Et bien comme le veut la coutume, une semaine après le Hexensprung vient la saison des défilés.

Ah, c'est aussi mon centième article sur Bienvenue en Europe, alors que je m'apprête à fêter les cinq ans du blog. Autant dire qu'il y a matière à célébrer, et je compte bien faire honneur à ces années de travail avec une série d'articles qui vont vous faire (re)découvrir le Fasnet, sa richesse et sa beauté. Sans vouloir me la jouer, j'ai passé plusieurs jours à couper et monter les vidéos, et je suis assez content du résultat ! Vous aurez un aperçu des costumes les plus répandus, des classiques Sorcières et Hänsele à des figures plus spécifiques, comme les Diables du Triberg ou les Jokili d'Endingen, ainsi que de leurs traditions, du jeter de bonbons à la "torture" de jeunes filles (pas de panique, il ne s'agit que de les attacher dans des cages rotatives et de les faire tourner à toute vitesse, par exemple, rien de méchant... ou pas trop). J'espère que vous prendrez autant de plaisir à lire et regarder tout ça que moi à le préparer !

La fête se prépare à Bräunlingen...
Néanmoins un petit avertissement : Je vais vous présenter des costumes et des coutumes en vous expliquant parfois de quand ils datent et ce qu'ils représentent... en me basant sur les explications données par les groupes folkloriques eux-mêmes, via leurs sites internet, et en utilisant un livre que m'a offert ma grand-mère et qui date d'avant 1980. Pourquoi c'est important ? Parce que jusque dans les années 80 les historiens et spécialistes du Fasnet étaient tous d'accord pour dire que ce carnaval alémanique était le descendant direct de festivals pré-chrétiens, une tradition ininterrompue depuis le paganisme. Ce paradigme n'ayant été que récemment remis en cause, la plupart des explications que que je n'avais pas eu par mon livre référence n'en étaient pas moins toujours dans le même esprit. J'ai donc considéré que plutôt que de commander un livre à 50 € d'un spécialiste actuel j'allais vous donner ce que j'avais et qui a le mérite de correspondre à la façon dont les gens qui y participent le vivent et le perçoivent. Finalement peu importe comment le Fasnet est apparu dans sa forme actuelle, l'important c'est ce qu'il est devenu au cours des siècles. Qu'il ait fallu attendre 1980 (alors que la tradition commence au quatorzième siècle) pour réhabiliter les origines chrétiennes de la fête me semble en dire déjà beaucoup. Et s'il paraît évident aujourd'hui que la théorie d'une tradition ininterrompue est peu plausible, il est tout aussi évident que les rites de ce carnaval chrétien sont fortement influencés par le substrat culturel païen qui, comme souvent au Moyen-Âge, se mélangeait et évoluait au fur et à mesure que l’Église l'absorbait et l'intégrait. Le Fasnet est, en fait, une espèce de chaînon manquant, un lien unissant les vieilles traditions et croyances païennes aux nouveaux rites et croyances chrétiens, lien qui a perduré jusqu'à aujourd'hui.

~*~

Le lendemain du Hexenfeuer, vers 13h30, je prends un peu d'avance sur le reste de ma famille pour trouver un bon coin au bord du trottoir, le long du parcours. Alors que je descends à pieds vers le centre-ville, les locaux convergent déjà jusqu'aux barrière où nous achetons notre "droit d'entrée" sous la forme d'une petite médaille marquée du lieu et de la date du Narrentreffen. Cette médaille (parfois un badge ou un pin's) n'est pas qu'un billet d'entrée un peu classy, c'est aussi un badge de membre du club, une preuve qu'on "était là", et ils essaient souvent de les faire assez jolis parce que, ben, collection quoi. Je dois dire que c'est un chouette souvenir, je garde notamment celui d'Endingen en 2007 où la ville célébrait les 225 ans de son groupe folklorique et de sa figure emblématique le Jokili. Cette année, ma ville Bräunlingen fêtait les 125 ans du son propre groupe, et beaucoup de gens étaient venus pour l'occasion. Beaucoup. Du coup, une fois passé les barrière, je me rends compte qu'il va être dur de trouver une place au bord de la route ET avec assez de place pour le reste de la famille qui doit me rejoindre un peu plus tard. Les badauds s'agglutinent déjà sur les trottoirs tout le long du parcours, les enfants devant comme à la Manif pour Tous. Le froid est encore supportable, et je sais que la chaleur humaine allait bientôt compenser l'immobilité. Et je ne parle pas d'une chaleur humaine métaphorique, hein, je parle des gens littéralement collés les uns aux autres.

La ville s'est parée de riches décorations, fanions, drapeaux à effigie de ses figures traditionnelles : Les batteurs de tambour, les sorcières, les Hänsele... Normalement, lors du vrai défilé, les gens viennent déguisés pour assister à la marche, mais aujourd'hui n'est "que" un Narrentreffen. Pourtant certains ont fait l'effort, surtout les enfants - mais pas que ! La veille a été riche en excès puisque la fête s'est prolongée tard dans la nuit et on sent que certains adultes ont peu dormi... Finalement je trouve de la place dans le virage que j'espérais, et on me rejoint sans problème. L'heure arrive, on entend le canon de la Stadtwehr sonner - un vrai tir de canon - et ça ne peut dire qu'une chose : Ils arrivent.


Comme le veut la tradition - et la courtoisie - l'hôte du Narrentreffen ouvre la marche, et c'est donc la ville de Bräunlingen qui nous apparaît en premier. Les hérauts du cortège sont les batteurs de tambours alémaniques, les Alemannischen Trummler, qui marquent la cadence dans leurs costumes de peaux de moutons et chapeaux à cornes de vaches. Un groupe "récent" puisqu'il n'existe que depuis 1958, dont le costume évoque les Alamans qui ont conquis la région en 260 après JC. Leurs gros tambours portent les blasons des grandes familles de Bräunlingen, et c'est donc fièrement qu'ils annoncent le passage des autres "figures" de la ville.
L'archétype du Hänsele

Par figure, il faut comprendre "personnage". Chaque ville a ses figures, toujours spécifiques, même si elles sont souvent du même archétype. Les deux archétypes majeurs étant les Hänsele et les Sorcières. Vous verrez dans mes vidéos des dizaines de Hänsele et de Sorcières, mais à chaque fois la Figure est propre à sa ville : Son masque, ses atours, ses accessoires, et même ses couleurs vont en faire un personnage unique qui peut être - si on s'y connaît un peu - immédiatement associés à leur origine, comme les costumes traditionnels d'antan ou ceux des Sames encore aujourd'hui.

Les Hänsele sont parmi les plus anciennes figures, et du coup les plus répandues, avec des noms variant parfois (Hansele, Hänseli, etc.), mais une symbolique commune : Ils sont le Printemps triomphant. Ils sont si vieux qu'on ne sait pas exactement comment ils sont apparus, si ce n'est qu'ils sont arrivés dans la région par la culture autrichienne (au temps où l'Autriche dominait le monde germanique). Ses attributs varient mais on retrouve souvent : Le masque en bois d'un visage qui sourie, la queue de renard attachée derrière le crâne, le costume blanc peint de motifs floraux et de personnages, un baudrier de cuir garni de grelots en cuivre (qui peut peser jusqu'à 20 kilos voire plus), une fraise / un col / un foulard, un sabre de bois.

Stadthänsele de Bräunlingen arborant fièrement leurs atours. On remarque l’armoire de la ville sur le sabre en bois tout à droite.
Les motifs peints sur le costume ont des significations différentes. Le lion combattant l'ours est un symbole du printemps chassant l'hiver. On remarque un motif païen renversé par le christianisme puisque l'ours représente l'hiver et le lion le printemps, une symbolique typique de l'époque où l'Eglise imposa le lion comme figure de noblesse au détriment de l'ours, qui auparavant était la figure noble se réveillant de son hibernation et qu'on fêtait au printemps. C'est un bon exemple de symbole chrétien influencé par le substrat païen et qui en dit long sur le contexte où ce symbole est apparu. De même, le lièvre "faible" représente l'hiver tandis que le renard "fort" le chasse, imagerie qu'on retrouve aussi dans la queue de renard attachée au masque souriant, lequel est souvent garni d'une couronne fleurie. Néanmoins cette queue de renard a dans certains cas une symbolique bien plus forte : Celle de la Liberté des Fous et de leur bon sens, rappelant que durant les discours de Carnaval on pouvait tout dire à tout le monde, y compris au Kaiser, même la vérité la plus nue et ce sans porter le moindre fard. Quant aux deux personnages illustrant traditionnellement les pantalons sont Hansel et Gretel, représentant réciproquement le retour aux travaux des champs et les festivités.

Figure du Printemps Triomphant, le Hänsele (et souvent en compagnie de sa Gretel) est l'archétype même de la figure généreuse qui distribue les bonbons par poignées. Les beaux jours des greniers pleins sont de retour...
Dans le cas du Stadthansel de Bräunlingen, on retrouve la plupart de ces accessoires et motifs floraux ou fruitiers. Ce qu'ils tiennent en main ressemble vaguement à une scie en bois mais c'est bien un "sabre". C'est l'une des figures emblématiques, avec les sorcières...

Les sorcières sont souvent parmi les favorites du public parce que contrairement aux sympathiques Hänsele, elles ne viennent pas distribuer des bonbons mais mettre le boxon. Dans un rapport amour-crainte qui remonte au Moyen-Âge, on les invoque pour leur pouvoir surnaturel afin de chasser l'hiver, mais on les crains et les chasse à coups de comptines d'enfants. Durant la parade, on les attend, on veut les voir de près, surtout quand elles s'emparent de jeunes et jolies filles de l'assistance pour les mettre "au supplice" sur leurs instruments de "torture", ou simplement les kidnappent pour faire un tour en poussettes à toute allure... Les origines de l'archétype de la sorcière peuvent varier dans les détails mais reste grossièrement la même : Elles sont les gardiennes des anciennes croyances venant pratiquer leur magie et, forcément, commettre des méfaits. Dans certains cas elles représentent l'hiver que l'on chasse mais qui s'accroche, et certaines sorcières seront donc plus "méchantes" que d'autres. Se mélangent alors dans un pot-pourri paradoxal et pourtant cohérent des symboliques de rituels pré-chrétiens et de persécution de ces femmes mises au ban de la société. Il est particulièrement frappant de voir que malgré les campagnes de dénigrement de propagande menées par l’Église, de telles figures soient restées si importantes et bénéfiques, malgré leur côté définitivement antisocial et dont on reste méfiant. Leurs attributs classiques : Le balais, évidemment, la tenue rapiécée, et un masque en bois, hideux comme il se doit.

L'une des nombreuses (et créatives !) méthodes de "torture" des jeunes filles dans l'arsenal des sorcières du Fasnet.
Il faut noter que les sorcières, qui requièrent une condition physique optimale et une carrure certaine, sont une figure réservée aux hommes. Si cette exclusivité a sauté pour la plupart des autres figures du Fasnet, ce n'est pas encore le cas des sorcières. De plus, c'est club des plus limités, qu'il est difficile d'intégrer. Quand on sait cela, on comprend mieux leur engouement pour les jeunes et jolies demoiselles se tenant trop près de la route à leur passage...

Les sorcières de Bräunlingen ont de cela de particulier qu'elles commencent à sortir 8 jours avant les autres durant la nuit du Feu de la Sorcière. Mon article sur le sujet vous rappelle l'origine que leur prête la ville et cette célébration des plus spectaculaires !

Néanmoins, même si j'ai pris le temps de bien établir les deux archétypes majeurs que sont les Hänsele et les Sorcières, d'autres figures notables apparaissent dans le cortège de Bräunlingen, comme le Stadtbock !

Le Stadtbock, incontrôlable, fonce sur le public malgré les claquements de fouets.
 Le Stadtbock, ou Bouc de la Ville, est une figure unique (au sens où il n'y en a qu'un dans cette ville, des figures similaires peuvent exister ailleurs). Il est chevauché par un Hansele sans masque mais au visage maquillé qui fonce dans la foule, tandis que des Hänsele particuliers s'efforcent de contenir ses assauts en le maintenant par des cordes et en faisant claquer leurs fouets... Il fait partie de ces figures qui font "place nette", c'est à dire qu'il s'assure que le public n'empiète pas trop sur la route, que les traînards du cortège d'avant se dépêche, etc. Généralement ce rôle incombe aux "Fous policiers" et autres "Gardiens de la Paix des Fous" mais il peut parfois s'y ajouter un élément plus... expéditif... Cette figure fait généralement plaisir à tout le monde parce que, comme les sorcières, elle met le boxon.

On remarque également au début du cortège la Stadtwehr, ou Garde de la Ville, en armes et qui sonne du canon, ainsi que le Conseil des Fous, le Narrenrat, qui apparaît après les sorcières, et qui représente une version carnavalesque de la régence de la ville (avec un goût toujours prononcé pour le Bling Bling).

Ce qui m'amène naturellement au mot "Narre" qui veut dire "fou" au sens ou l'entend le Tarot. C'est le fou de carnaval, pas l'aliéné. Un Narre est par extension tout participant à cette festivité, et les figures que je vous présente sont des "Narro". C'est donc pourquoi cortège et public se saluent de fréquent "Narri !" répondus de "Narro !". Certaines villes ou coins de la région auront leurs variations dans ce salut qu'ils adressent, certains ne disant que "Narro !", d'autres lançant "Ho Narro !", et d'autres partent même dans des délires complètement différents, de "Ahaaa !" à "Juhuuuuuu !" en passant par "Nauf auf d'Stang !". Amusez-vous à les repérer dans les prochaines vidéos et gagnez mon respect - et non, j'ai pas beaucoup mieux en stock comme récompense.

D'ailleurs, la suite du cortège ne va pas tarder : Rendez-vous demain pour regarder passer le groupe folklorique de Stockach ! Vous y croiserez des Narro d'un tout autre genre, prêts à vous frapper de leurs vessies de porcs qui ne sont décidément pas des lanternes !

En attendant faites comme tout le monde, allez picoler et faire la fête, le Printemps est de retour, après tout !

2 commentaires:

  1. Bien sympathique tout ce bazar ! ^^
    Merci de nous faire vivre cette ambiance !

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    1. Tout le plaisir est pour moi :-) Ça m'a pris un temps fou mais je suis assez content du résultat ! Merci pour ce petit message de soutien, j'ai bien cru que ce centième article était passé inaperçu... ^^

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