jeudi 19 février 2015

Fasnet : Les figures d'arlequins, le Malin et l'art du troll à l'ancienne

Les Jokili d'Endingen sont partis dans le tintement de leurs grelots, dansants et riants.  Après avoir vu plusieurs variations autour des Hänsele, Franskleidle et autre figures à visages humains, vous vous dites probablement que vous avez fait le tour du sujet. Et comme pour vous prouver que le Fasnet a bien des surprises à vous réserver, débarquent alors les Chauves-Souris de Sigmaringen ! Et attention, elles ne sont pas seulement celles que vous croyez...


En effet, il y a à Sigmaringen trois figures de chauves-souris : Les Brunes, les Rouges, et les Chauve-Souris Traditionnelles. Les rouges sont celles portées par les enfants, les brunes sont celles qui paraissent les plus évidentes, avec leur masque et leurs ailes... Mais elles ne sont pas les chauves-souris originales de Sigmaringen, puisque les Brunes ne sont apparues qu'en 1965 ! Non, les vraies Chauves-Souris Traditionnelles de Sigmaringen sont celles-ci :

Traditionsfledermäuser de Sigmaringen, toutes "ailes" déployées.
Haha, ça vous serait pas venu à l'esprit, hein ? Et pourtant ce sont elles qui sont à l'origine du trip autour des chauves-souris. La légende autour de cette figure est d'ailleurs assez amusante. Au XIXème siècle, alors que le défilé du Fasnet était encore un truc de mecs, les femmes de la ville auraient été tellement agacées de ne pouvoir participer qu'elles se seraient inventé leur propre figure à partir de vêtements ordinaires (châles, foulards, rubans) qui leur donnaient une apparence de créature ailée à grandes oreilles... des chauves-souris ! Cette figure devint donc une figure majeure de Sigmaringen (c'est la plus ancienne des figures actuelles) et est restée exclusivement réservée aux femmes. Ce n'est qu'un siècle plus tard que l'organisation du Fasnet de la ville décida de créer une figure de chauve-souris pour les hommes, dans la tradition des personnages à masques en bois. Les Chauves-Souris Brunes étaient nées... Il est très rare que le changement de genre pour une figure s'opère dans le sens femmes - hommes, d'habitude ce sont les figures traditionnelles qui sont féminisées pour s'ouvrir après une longue tradition d'exclusivité masculine.
Chauve-souris brune, la version pour homme.
Le Schlossnarro, un arlequin récent !
L'autre figure célèbre de Sigmaringen est le Schlossnarro, le Fou du Château, qui fait vaguement penser aux Franskleidle pour son costume, même si la base du costume est blanche et qu'il préfère le motif du losange aux serpentins. On ne dirait pas comme ça mais c’est une figure très récente. Si récente, en fait, que j'étais déjà né. en effet celle-ci a paradé pour la première fois en... 1992 ! C'est dire comme la tradition est vivante puisque encore aujourd'hui les villes rajoutent au folklore de nouvelles figures enracinées dans les coutumes plusieurs fois centenaires. Comme beaucoup de figures d'arlequins du Fasnet (y compris les Jokili que nous avons croisés précédemment), le Schlossnarro est très influencé par le carnaval vénitien et la Commedia dell' arte du 16ème siècle. Néanmoins, ses attributs sont censées rappeler le Moyen-Âge tardif, une époque où l’Église dépréciait les festivités du Fasnet et ses participants parce qu'elle semblait faire partie d'une mauvaise représentation du monde, où les hommes montraient leur égarement et leur éloignement de Dieu. Ce côté "ego plus fort que la foi" et cette "folie" est représentée par son attribut : le miroir, à la fois symbole de narcissisme et de vision du monde inversée. Néanmoins, son rôle est également de tendre le miroir aux Puissants - et aux spectateurs - pour les confronter à leur "folie" et leur "ego". Je trouve extrêmement intéressant de réfléchir sur le sens donné à cette figure récemment instituée, qui mélange les influences, rappelle les temps troubles de l'origine de la fête entre paganisme et christianisme, tout en se permettant d'être critique vis-à-vis de la société actuelle. Bien joué, Sigmaringen !

Une sympathique Schorreweible !
Après que les Chauves-Souris de Sigmaringen nous aient dépassés, voilà qu'arrivent les Schorreweible de Bad Waldsee. Alors pour ceux qui ne sont pas familiers de la langue de Goethe et pour qui "Bad" semble impliquer quelque chose de mauvais dans la langue de Shakespeare, il n'en est rien, cela veut simplement dire "Bain", et si une ville comme par Bad cela signifie qu'il s'agit d'une ancienne citée thermale romaine (Le Pays de Bade, comme son nom l'indique, est riche en sources thermales). Bref, revenons à nos chères Schorreweible, ou "Bonnes Femmes du bois de Schorren". Ce sont de vieilles femmes, ridées et peu élégantes, vivant dans les bois où elles cueillent des herbes, champignons et baies... On retrouve la figure de la vieille femme ermite vivant comme une sauvage dans les bois, habillée vilainement, bref, la figure des sorcières. Néanmoins, celle-ci est clairement "gentille" et encore une fois, on remarque qu'elle est moins colorée et plus proche des anciens costumes en mousse et écorce, notamment avec son foulard auquel sont suspendues des pommes de pin... contrairement aux vilaines sorcières aux costumes très vifs.

Quand je vous parlais de l'étymologie de Fasnet et du mot Faseln, moquer ou faire une farce, qui plus que Fasten (le jeûne) pourrait être à l'origine du nom de la fête, et bien notre prochaine figure s'appelle Faselhannes pour cette même raison. Il est Hannes-Qui-Te-Prend-Pour-Un-Jambon, si vous voulez. Hannes le farceur. Évidemment, Hannes/Hans est bien sûr un Hansele (Car Hansele est bien un nom, comme Hannes, le suffixe -le indiquant que Hans est jeune, "mignon", sage, bon... En bon allemand ce suffixe est -lein, comme dans un mot que même les non-germanophones connaissent : Fraulein, ou Jeune Femme. Voilà, c'était la leçon d'allemand du jour). On retrouve donc les attributs habituels tels que les motifs floraux, les grelots, la (double !) queue de renard... mais aussi une saucisse (comme les images de Gretel sur les pantalons des Hänsele). 

Faselhannes et sa version féminine.
Néanmoins, sa spécialité en tant que moqueur ou farceur et de se promener avec son livre contenant toutes les anecdotes, flatteuses, rigolotes ou honteuses de ses concitoyens et de les raconter à haute voix devant la foule en se servant de sa Narrenwurst (saucisse des fous... oui, tout peut être narren-quelque chose) pour désigner ses "victimes" comme on pointerait du doigt. Comme le Schlossnarro, il confronte le public à lui-même et n'hésite pas à se moquer de lui, le tout derrière un masque qui se fend bien la poire. On peut aisément comprendre la fonction cathartique d'une telle figure qui "déballe tout en place publique" derrière l'anonymat du masque, crève les tabous et permet d'éviter aux non-dits d'empoisonner la nouvelle année qui commence (ce droit des Narro à dire leurs quatre vérités à tous, puissants ou non, est déjà rappelé dans la queue de renard "futée" des Hänsele, comme je l'avais mentionné dans mon premier article). Comme la nature riche et abondante qu'il arbore sur son costume, le Faselhannes fait sortir la ville de l'hiver, du froid et de la dureté pour la faire entrer dans le printemps joyeux et abondant sur de nouvelles bases, saines. Le costume tel qu'on le connaît aujourd'hui, avec son chapeau conique et sa double-queue de renard, date de 1931.

Federle et son bâton de noisetier.
La figure suivante est assez intéressante. Si elle se nomme Federle c'est parce qu'à en croire de nombreux "témoignages" entre 1518 et 1589, "le Mal de Waldsee se nomme Hans Federle", un chasseur à la fois galant et élégant, mais aussi "mauvais". Pourtant, les légendes autour du personnage évoquent également qu'il aurait sauvé plusieurs innocentes lors des procès de sorcellerie. Alors démon ou héros ? Une origine probable se dessine pour nous, mais aujourd'hui, la figure représente un esprit mauvais qui se déguise en charmant et fringuant chasseur pour effrayer les jeunes filles en bondissant sur son bâton de noisetier. Les plumes du costumes évoquent à la fois son nom (Feder-le, plumette, donc) et son métier de chasseur. Là aussi, la version actuelle de ce costume date de 1931 mais la figure est comme on l'a vu bien plus ancienne. C'est même la plus ancienne de la ville.

Évidemment, maintenant qu'on est entré dans le domaines des figures négatives, on ne peut pas passer à côté des traditionnelles sorcières, ou comme on appelle celles de Bad Waldsee, les Schrättele. Leur nom vient de Schratt, qui en vieil allemand et suisse est un mauvais esprit, un démon. On a donc une version féminisée de ce nom pour nos chères sorcières dont la figure est déjà attestée en 1463, mais comme ses camarades a été re-liftée en 1931. Comme le Federle, elle représente donc le mal et l'hiver qu'il faut chasser. Ses attribut et sa symbolique sont donc typiquement ceux des sorcières. Anecdote intéressante pour cerner l'importance de la Schrätterle dans le folklore local, dans les environs de Waldsee, il n'était pas rare d'utiliser l'expression "Mi hot Schrättele druckt !" (La Schrättele m'a serrée !) pour dire qu'on avait fait un cauchemar. Bon, je doute qu'on l'entende encore beaucoup aujourd'hui, cela dit...
Les Schrättele de Waldsee vont ont à l’œil...

Waldkircher Bajass !
Nous passons enfin à Waldkirch, pour retrouver une fois de plus une figure d'arlequin, le Bajass (ou Bajaß). Waldkirch, sous l'autorité des Habsbourg, a été d'une influence non négligeable sur le développement du Fasnet dans la région pour devenir ce qu'on connaît aujourd’hui (J'avais brièvement mentionné l'impulsion autrichienne dans mon premier article). On peut y voir selon certains l'influence de Ferdinand II qui, paraît-il, aimait beaucoup les célébrations masquées et les jeux sur le modèles des cours nord-italiennes, ou l'apport dans la région de traditions étrangères via des commerçant savoyards. Quoi qu'il en soit, même si on ne connaît pas précisément l'origine du Bajass, on peut s'avancer sans prendre de risque à dire qu'il n'est probablement pas de Forêt Noire, mais plutôt d'Italie ou du Tirol. De façon intéressante, il tomba dans l'oubli jusqu'en 1933, où le Narrenzunft de la ville fondé en 1865 se décida à la ressortir du placard, avant de lui donner son costume actuel en 1952. Ses couleurs n'ont jamais changé, puisque le bleu et le jaune sont les couleurs de la ville de Waldkirch. Cette figure a le mérite de nous éclairer sur l'origine "importée" des figures d'arlequins dans le Fasnet, et également de nous faire poser la question : Pourquoi s'en être désintéressé ?

Le Diable en personne et ses fidèles sorcières...
En tout cas, ce désamour n'a pas frappé les Kandelhexen de Waldkirch. Ces sorcières tirent leur nom du mont Kandel qui culmine à 1243 mètres d'altitude, et qui dès le Moyen-Âge tardif jusqu'à la Renaissance était supposé être un haut-lieu de sorcellerie. On raconte des tas d'histoires sur cette montagne, avec des images toutes plus pittoresques les unes que les autres - de cultes sataniques en présence du Diable en personne (raison pour laquelle il fait d'ailleurs partie du cortège) en passant par des "témoignages" concernant des chariots de sorcières tirés par des chats. Pas étonnant que cette réputation fasse des sorcières de Waldkirch des figures très populaires, d'autant qu'elles ont elles aussi une soirée spéciale, comme les Sorcières de Bräunlingen, un "Sabbat des Sorcières" au pied du Kandel où un feu de joie est allumé (mais sans le saut au travers des flammes, cette fois ^^), un événement nocturne lui aussi très apprécié.

Radolfzell et ses figures prennent le relais et nous offrent une de mes anecdotes favorites concernant l'origine d'une figure, en l'occurrence celle du Kappedeschle, le Maître du Troll à l'ancienne.

Kappedeschle, Maître Troll du Pays de Bade depuis 1848.
Le Kappedeschle est une figure qui existe dans plusieurs ville mais qui semble trouver son origine à Radolfzell en 1848. D'après la légende, à cause du déclenchement de la révolution du Pays de Bade contre les troupes d'occupation prussiennes, les défilés du Fasnet furent interdit. Tous obéirent face au diktat prussien. Tous ? non. Un paysan nommé Xaver Deschle demanda au commandant prussien s'il pouvait au moins "regarder par sa fenêtre, portant cape et masque", ce à quoi le commandant ne fit aucune objection. Deschle construisit alors une fenêtre mobile en bois qu'il s'accrocha autour du coup et, en costume, se mit à danser et parader dans les rues de Radolfzell, suivit par une farandole d'enfants caracolant derrière lui en liesse. Le commandant, dit-on, fit contre mauvaise fortune bon cœur et laissa faire. Bon perdant ! Depuis la figure du Kappedeschle fanfaronne toujours à sa fenêtre, accompagné des joyeux Schulerbueble, les garçons d'école. De son costume à losange à son origine, tout dans cette figure en fait un parfait apport à l'archétype de l'arlequin.

Schlegele Beck, le boulanger salace (en rouge), Galan et Asmodeus.
Dans le genre gros troll la ville a aussi le Schlegele Beck, un boulanger facétieux qui montre son cul à la fenêtre pour laisser les gens deviner s'il s'agit de grosses miches de pain ou... d'autre chose - fait commémoré sur son sceptre. Désolé, il n'est pas dans la vidéo parce que j'avais à mes côtés une personne assez active et que du coup l'image bouge beaucoup trop, on voit presque rien. J'ai pu faire un arrêt sur image potable, il faudra s'en contenter... Il est en revanche accompagné de sept "diables de l'Enfer" que vous pouvez apercevoir dans la vidéo : Le Narrenfresser, Dévoreur de Fous, une figure inspirée de l'Homme Noir avec lequel on faisait peur aux enfants pour les faire obéir mais qui a fini par devenir, ironie du sort, un favori des enfants (trollolol, encore une fois). On le reconnaît grâce à son costume tout en noir et aux deux jambes de Narro qui pendouillent de sa bouche ! Il y a aussi Lumpeseggel le géant habillé de chiffons, Asmodeus le Corrupteur, Galan, tout en bleu qui représente le narcissisme (vous commencez à voir un motif récurrent ?), dont la devise est "Je suis le plus beau en mon pays, dit le miroir dans ma main." et dont le nom vient de l'espagnol pour amant / coureur de jupon, Geiz (littéralement Avarice... pas besoin d'en dire plus), le Höllebock ou Bouc Infernal qui représente la luxure et les pulsions charnelles, et enfin Beelzebub et son crécelle, sans commentaire. Bref, tout un imaginaire bien chrétien comme il faut qui vient lui aussi faire son office cathartique, dans la lignée des Arlequins (dont Galan partage certains attributs comme le miroir).

Les Hänsele de Radolfzell sont très similaires aux Blätlzebuebe de Stockach, si ce n'est qu'ils portent un masque. Certes, pas en bois, mais en étoffe et un petit chapeau en "crête de coq". Leurs Blätlzle restent des variantes de rouge et de jaune, les couleurs de la ville. Ils arborent également la queue de renard typique des Hänsele, et comme leurs semblables de Stockach viennent vous asséner des coups de vessies (et ce depuis 1866). Je ne vais pas m'étendre puisque le sujet des "Garçons Reprisés" a déjà été couvert. De même les Holzhauer - les Bûcherons - sont des figures similaires aux charpentiers de Stockach, à savoir les responsables du montage de l'Arbre du Fasnet. On remarquera qu'ils ont un goût prononcé pour le schnaps !

En revanche, les Klepperle-Narro sont d'un genre très spécial que nous n'avons pas encore croisé. Ils sont un hommage aux Klepperle, cet instrument fait de lamelles de bois que plusieurs figures ont déjà utilisé dans les vidéos (par exemple les Schulerbuebe, ces écoliers qui accompagnent le Kappedeschle à sa fenêtre). Apparu en 1951 pour célébrer cette instrument dont le cliquètement est indissociable du Fasnet, ainsi que l'artisanat qu'il implique, il a été officiellement accepté par les guildes (les fameuses Narrenzünfte) qu'en 1986 après plusieurs améliorations. Très populaire auprès des femmes (mais figure mixte), cette figure porte un masque en bois et un costume composé de 700 lamelles de Klepperle en bois, pour un poids variant de 15 à 25 kilos. C'est un autre bel exemple de la vivacité de la tradition, puisqu'elle implique également la création d'un nouveau modèle de masque. Les tailleurs de masques de Fasnet sont peu nombreux et de véritables expert, alors inventer de nouvelles figures, c'est aussi faire vivre cet artisanat du carnaval que ce Klepperle-Narro représente fièrement.

Un(e) Klepperle-narro vous salue bien !
Wow, ce fut un article bien gras, comme je l'avais annoncé, j'espère que certains liront tout ça jusqu'à la fin (si c’est vitre cas, je vous en remercie, ce n'était donc pas en vain !) Rendez-vous demain pour un nouvel article, un peu moins long ! 

3 commentaires:

  1. Alors là j'apprends des choses , merci pour ce billet !

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  2. Toujours aussi instructif et intéressant.

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  3. Oui, apprendre plein de choses de cette façon, c'est chouette ! ^^
    Merci Florent !
    J'aime bien les chauves-souris

    Karo.

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